top of page
Photo du rédacteurjeanmichelcohensolal

Ma rencontre avec Pierre Boulez


L’Oiseau de feu par Niki de Saint-Phalle, Fontaine Igor Stravinsky©François Grunberg/Ville de Paris


Lorsque je travaillais comme employé au parking du Centre Georges Pompidou, j'étais un jeune étudiant en musique, passionné par l'innovation sonore et les nouvelles formes d'expression artistique. Mon emploi au Centre Pompidou avait été le résultat d'un concours de circonstances inattendu. Je cherchais alors un moyen de financer mes études tout en restant proche de l'univers artistique qui me passionnait. Un jour, en discutant avec un ami après un concert, il me mentionna une opportunité de travail au parking du Centre Pompidou. C'était loin d'être l'emploi de mes rêves, mais cela m'offrait une chance unique de côtoyer quotidiennement un lieu emblématique de la culture et de l'art. J'avais postulé sans trop y croire, pensant que les places seraient très convoitées, et, à ma grande surprise, j'ai été rappelé rapidement pour un entretien. La personne qui m'a reçu était un homme bizarre, sans doute décalé par rapport aux types d’individus que je croisais dans le métro. Il émanait de lui une étrangeté saisissante, comme un personnage égaré sorti d'un roman naturaliste de Zola. Son visage, encadré par des favoris hirsutes, trahissait un passé tumultueux. Des rides profondes barraient son front, témoins silencieux d’innombrables préoccupations. Ses yeux, petits et perçants, semblaient fouiller les âmes, jaugeant les intentions de quiconque osait croiser son regard. Ils brillaient d’une lueur presque surnaturelle, comme s'ils contenaient la sagesse de secrets oubliés. Sa tenue vestimentaire ajoutait à l’étrangeté de son apparence. Il portait un vieux veston élimé, aux coudes lustrés par l’usure, et un pantalon de velours côtelé d’un autre âge, un peu trop court, dévoilant des chaussettes d’un jaune délavé. À ses pieds, des souliers éculés achevaient de donner à sa silhouette un aspect décalé, comme si le temps n’avait pas la même prise sur lui que sur le commun des mortels. Il parlait d'une voix rauque, éraillée par les ans, chaque mot semblait pesé et réfléchi, comme une mélodie rugueuse émergeant des profondeurs de son être. Ses mains, larges et robustes, étaient marquées de tâches de vieillesse, des mains d'artisan ou d’homme de terrain, loin de l’image lisse et polie des bureaucrates ordinaires. Lorsqu'il gesticulait, elles semblaient danser dans l'air, dessinant des arabesques mystérieuses. Son bureau, reflet fidèle de sa personne, était un bric-à-brac hétéroclite où s'amoncelaient des piles de papiers jaunis, des livres aux reliures fatiguées, et des objets incongrus, vestiges d'une vie passée dans les recoins les plus insolites de la ville. Il y régnait une odeur de tabac froid mêlée à celle de vieux cuir, rappelant les antichambres d’autrefois où se nouaient des intrigues obscures. « Vous savez, dit-il en me dévisageant, ici, au Centre Pompidou, nous ne cherchons pas des employés ordinaires. Nous voulons des âmes passionnées, des esprits curieux prêts à s’immerger dans le bouillonnement artistique de ce lieu. » Ses mots résonnèrent immédiatement en moi, comme une invitation urgente et une nécessité de pénétrer ce monde où l'art et l'existence se confondaient, un univers où chaque recoin recelait une part de mystère et de découverte. Cet homme étrange, avec sa sagesse décalée, incarnait à lui seul l’esprit du Centre Pompidou, un lieu où les frontières entre le quotidien et l'extraordinaire s'effaçaient, laissant place à l’émerveillement et à la quête incessante de l’inconnu.

C'est à cette époque que j'ai eu la chance de rencontrer Pierre Boulez, une figure emblématique de la musique contemporaine et le fondateur de l'Ircam. Un jour, alors que je terminai mon service et que je m'apprêtais à rejoindre mon cours de pratique instrumentale, je vis Pierre Boulez monter les escaliers du Centre Pompidou. Son visage était connu de tous, mais le voir en personne, si proche, était un moment particulier.  Je décidai de sécher mon cours et suivis cet homme jusque dans les couloirs modernes et aérés du Centre Pompidou, émerveillé par l'architecture audacieuse et les œuvres d'art contemporaines qui semblaient dialoguer avec les passants, puis je suis tombé sur un petit attroupement devant une salle de conférence. Curieux, je me suis approché et ai découvert que le légendaire compositeur et chef d'orchestre allait donner une conférence. L'idée de pouvoir l'écouter parler m'a immédiatement captivé. La salle était comble, mais j'ai réussi à trouver une place au fond, suffisamment près pour sentir l'énergie qui émanait du compositeur, chef d’orchestre, et professeur.  Lorsqu'il est monté sur scène, une aura de créativité l'enveloppait. Puis, très vite, il a commencé à parler avec une clarté et une passion qui ont immédiatement captivé l'audience. Chaque mot était une fenêtre ouverte sur son univers musical complexe et fascinant.

En fait, il est revenu sur la création de l'Ircam, ce lieu unique dédié à la recherche musicale et à l'innovation sonore. Un programme trainait sur une chaise : la conférence promettait un retour fascinant sur les enjeux politiques et culturels des années 70, période de grandes transformations et d'audace créative. Et, en effet, il a débuté en commentant des photos historiques, nous plongeant dans les origines du projet. Nous avons découvert l'architecture spécifique de l'Ircam, un espace pensé pour l'expérimentation et la projection sonore, ainsi que la programmation de concerts emblématiques. La discussion a également abordé la pensée novatrice derrière la recherche musicale à l'Ircam, mettant en lumière les points de convergence entre scientifiques et compositeurs. Le XXe siècle a été une période de transformation radicale dans le domaine de la musique. Les compositeurs ont exploré de nouvelles formes d'expression, rompu avec les traditions classiques et intégré des éléments de diverses disciplines, y compris la technologie. Cette période a vu l'émergence de nouvelles techniques de composition, de nouveaux instruments et une approche expérimentale de la création musicale. L'Ircam (Institut de Recherche et Coordination Acoustique/Musique), fondé en 1977, a été au cœur de ces innovations. Son objectif était de fusionner la recherche scientifique et la création musicale, en encourageant les collaborations entre compositeurs, musiciens et scientifiques. L'institut a été conçu pour être un lieu d'expérimentation où la musique pourrait évoluer en intégrant les avancées technologiques. Puis Boulez a évoqué « Passage du XXe siècle » organisé pour célébrer et réexaminer les évolutions musicales du XXe siècle. Cet événement spécifique, le sixième de la série « Sons Dessus Dessous », avait mis en avant des œuvres marquantes du siècle passé tout en introduisant de nouvelles compositions et innovations sonores. L'événement avait servi de rétrospective, offrant une vue d'ensemble des transformations musicales du XXe siècle, tout en posant des questions sur l'avenir de la musique, notamment les innovations technologiques -  la série ayant souligné l'importance de la technologie dans la musique contemporaine, avec des démonstrations de nouvelles techniques de composition, d'instruments électroniques et d'acoustique, mais également le fruit de diverses collaborations interdisciplinaires entre compositeurs, scientifiques et ingénieurs, montrant comment ces disciplines peuvent se nourrir mutuellement. Enfin, la programmation de Passage du XXe siècle avait inclus des performances de pièces emblématiques du XXe siècle ainsi que des œuvres nouvelles et innovantes, les concerts ayant permis au public de découvrir la diversité de la musique contemporaine, des œuvres électroacoustiques aux compositions utilisant des techniques de spatialisation du son.

Après la conférence, j'ai eu l'audace de m'approcher de lui, je sentais que je ne pouvais pas laisser passer cette occasion unique. Je lui ai posé une question sur l'importance de l'innovation dans la musique contemporaine. Boulez m'a regardé avec un sourire bienveillant et a pris le temps de me répondre avec une attention qui m'a profondément touché. Il m’a parlé de l'importance de toujours chercher à repousser les limites, de ne jamais se contenter du déjà-vu, et de la nécessité de rester fidèle à sa vision artistique. Cette rencontre a été un moment de révélation pour moi. Les paroles de Boulez ont résonné en moi longtemps après, nourrissant ma propre quête de créativité et d'authenticité.

Il est des vérités que l'on pressent sans les comprendre pleinement, des lumières intérieures qui vacillent sans jamais s'éteindre, attendant qu'un souffle providentiel vienne les ranimer. Les mots de Pierre Boulez furent pour moi ce souffle. À l'instar des artistes et des penseurs qui marquent leur temps, il m'incita à ne jamais trahir cette flamme sacrée, cette essence unique qui habite chacun de nous et qui, lorsqu’elle est nourrie, brille avec une intensité singulière. Rester fidèle à sa vision artistique, c’est marcher sur un chemin escarpé, souvent solitaire, où les vents contraires de la critique et de l’incompréhension cherchent à nous dévier. C’est refuser les compromissions, les facilités offertes par le succès éphémère. C’est persister, avec une détermination farouche, dans l’exploration des territoires inexplorés de la pensée et de la sensibilité humaine.

Victor Hugo, dans ses œuvres majestueuses, nous rappelle la grandeur et la beauté de l'esprit libre, non soumis aux conventions étroites de son époque. Il nous montre que l'artiste véritable est celui qui ose, qui se dresse contre les préjugés et les limitations imposées par la société, qui défie les attentes pour révéler des vérités profondes, souvent dérangeantes. C’est dans cet esprit de rébellion constructive que la vision artistique trouve sa pleine expression. La fidélité à sa vision, c’est aussi une forme de courage. Celui de persister malgré les doutes, les échecs, les incompréhensions. C’est croire en la valeur intrinsèque de sa quête, même lorsque les voix extérieures se taisent où se moquent. C’est voir dans chaque obstacle une occasion de se fortifier, de peaufiner son art, de s’aligner toujours plus étroitement avec cette source intérieure d’inspiration.

Ainsi, les mots de Boulez résonnent comme un appel vibrant à l’intégrité artistique. Ils nous rappellent que l’innovation, la véritable création, ne naît pas de la recherche de l’approbation, mais de cette fidélité à soi-même, à cette vision intérieure qui, bien que parfois obscure, nous guide vers des sommets inexplorés. C’est là, dans cette fidélité, que réside la possibilité de toucher l’universel, d’atteindre cette beauté intemporelle qui transcende les âges et les frontières. En m’encourageant à rester fidèle à ma vision, Boulez m’a offert plus qu’une simple réponse : il m’a montré la voie d’une vie dédiée à l’authenticité et à l’exploration incessante. Une vie où chaque note, chaque mot, chaque geste est une offrande à cette lumière intérieure, une contribution humble mais sincère à la symphonie grandiose de l’humanité.




178 vues0 commentaire

Comments


bottom of page